Colloque international (Biennale de la danse, CNSMD & ENS de Lyon)
10-12 juin 2021 Lyon (France)

Appel à communications [archivé]

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L'appel à communications est clos.

Comment l’histoire de la danse est-elle reconfigurée, bousculée et stimulée par la recherche actuelle ? En parallèle de la sortie d’un nouvel ouvrage collectif d’Histoire de la danse en Occident aux Editions du Seuil en septembre 2020, ce colloque international se propose d’élargir les questions qui y sont posées et de penser collectivement les formes de décentrement déjà à l’œuvre ou en cours de développement dans les travaux en histoire de la danse.

Le concept polysémique de décentrement invite ici à s’attacher à toutes les formes de réévaluation des méthodes et récits existants dans le domaine de la danse. Ses racines chorégraphiques sont fortes :  apparu dans les années 1950 aux États-Unis, il a été développé dans les années 1970 par le chorégraphe Alwin Nikolais[1] pour désigner un processus moteur d’affranchissement, de dégagement et d’ouverture – en premier lieu, celui du corps dansant vis-à-vis de la centralité hiérarchique, codifiée et organique du mouvement. 

Autre nom d’une multipolarité en actes, le décentrement désigne aujourd’hui de fécondes applications à l’œuvre dans de nombreux champs académiques. Affectant notamment les relations entre les diverses « régions » du monde, cette faculté de (savoir) faire circuler le centre (travelling center) s’applique dès lors à un ensemble de phénomènes et de situations très différents, mais caractéristiques d’un monde nourri de circulations. Décentrer le regard est un geste théorique et méthodologique qui nécessite un effort de réflexivité et une prise en compte du risque d’un vide conceptuel où les catégories sont à réinventer et à redéfinir.

De la même manière qu’Alwin Nikolais propose au danseur d’expérimenter une multiplicité de points conducteurs et une polyfocalité, le colloque transpériodique « Pour une histoire décentrée de la danse » souhaite donc mettre en valeur – et de faire converger et cristalliser – les manières dont chercheuses et chercheurs modulent aujourd’hui les points de vue (géographiques, périodiques, esthétiques, genrés, éthiques, ainsi que dans la relation artiste/public) sur l’histoire du mouvement et des danses scéniques comme sociales.

Ce colloque international, organisé avec le soutien de la Biennale de la danse de Lyon, du Centre national de la danse, du Conservatoire national supérieur de musique et de danse (CNSMD) de Lyon ainsi que de l’École normale supérieure (ENS) de Lyon, est dédié à tou·te·s les chercheur·ses travaillant sur la danse, et invite particulièrement doctorant·e·s et jeunes docteur·e·s à proposer des communications.

Plusieurs domaines de réflexion pourront être abordés, selon les thèmes suivants :

1.      Décentrer les sources

La nature des sources en danse est un obstacle central au travail de l’historien.ne : face à l’objet absent qu’est le mouvement, l’histoire de la danse doit souvent se reposer sur des récits contemporains ou postérieurs qui représentent déjà des formes de médiation nécessairement partielles et partiales. La prééminence des sources écrites dans l’historiographie occidentale a par ailleurs des effets sur la prise en compte de périodes et d’aires géographiques qui imposent de penser l’enquête historique à partir d’autres outils méthodologiques : comment, par exemple, donner leur juste place aux danses qui sont nées et circulent sur le continent africain mais exigent des stratégies de documentation idoines ? Quant aux époques et lieux pour lesquels la documentation est relativement abondante, quel statut donner aujourd’hui à des sources comme la vidéo dans un travail sur le mouvement ?

Cet axe vise à mettre en valeur des travaux innovants sur le plan des sources historiques, qui s’appuient sur des documents exigeant une (re)lecture critique et invitant la communauté académique à explorer de nouvelles pistes, susceptibles de décentrer les pratiques méthodologiques de la recherche en danse.

2.      Décentrer l’espace

La notion de décentrement dans l’histoire de la danse met en avant une historicité des pratiques et de leurs réceptions dans des périodes et des aires qui n’ont longtemps retenu que peu l’attention des chercheurs. Il s’agit de questionner l’européocentrisme en tant qu’espace de circulation des savoirs où se jouent différents rapports de force entre les acteurs et qui a longtemps participé à définir l’objet « danse » dans l’historiographie occidentale. Proposer un point de vue décentré sur les espaces pour les questionner en tant que topos construits et marqués politiquement et historiquement permet d’articuler la pratique de la danse et ses représentations selon la spécificité de ses lieux de production et de diffusion.

Décentrer le regard sur les lieux pratiqués en danse questionne plus généralement l’histoire de la danse : pour quelles populations et dans quels lieux ? Pour quel type de pratiques et à travers quel point de vue ? Dans ce sens, l’espace est considéré, dans cet axe, comme un lieu matériel de pratique et de circulation des corps et des représentations, afin d’ouvrir une réflexion sur la complexité des rapports historiques entre le Nord et le Sud, l’Est et l’Ouest, et donc sur la biopolitique à l’œuvre dans la construction historique des espaces transnationaux.

En nous appuyant sur des débats récents en histoire globale (entendue ici comme une approche attentive aux connections et entrelacements entre des régions spécifiques) nous proposons d’inscrire la danse en tant qu’événement artistique, social, ou corporel dans un rapport indiciel avec l’histoire politique, économique, religieuse, sociale et de décentrer le regard de l’historien afin d’explorer la complexité des circulations des pratiques de danse dans leur pluralité. Il s’agit d’une approche qui examine les danses de l’hors-scène, l’hors-les-murs, l’hors-champs, ainsi que les transferts culturels, les pratiques transnationales et/ou non-occidentales.

3.      Décentrer l’œil

Le corps dansant s’est construit dans la tradition spectaculaire occidentale comme élément d’une scène pensée pour « l’œil du prince », cette position fictive d’où toutes les perspectives fonctionnent. En-dehors, croisé, effacé : les positions sont pensées pour dessiner un corps vu depuis cet endroit idéel, et favoriser les déplacements dont le parcours est lisible dans ce point de vue. 

Décentrer l’œil, c’est considérer que le regard se porte aussi sur la danse depuis d’autres endroits : d’autres sièges de théâtre, qui exigent plus qu’une vue grapillée sur la perspective idéale, mais aussi d’autres positions sociales. Le refus d’une frontalité automatique ou le choix de sortir le spectacle du théâtre sont aussi des remises en cause d’une conception hiérarchisante du groupe que forme le public. À l’heure où l’œil découvre très souvent la danse par l’intermédiaire d’un écran, doit-on cesser de considérer d’abord le spectateur comme l’occupant du fauteuil de la séance théâtrale, pour ouvrir plus largement le champ des études de réception aux nouveaux réseaux de diffusion de la danse ? L’enjeu d’un tel décentrement est, entre autres, un intérêt nouveau pour les formes chorégraphiques historiquement considérées comme moins nobles que celles issues de la tradition scénique. 

4.      Décentrer l’œuvre en danse

L’évolution des pratiques en danse depuis les années 1960 n’a cessé de fragiliser l’œuvre en tant que forme stabilisée dotée d’une écriture, ouvrant la possibilité à la notation et la reprise. L’improvisation s’impose peu à peu non seulement comme une modalité de recherche de « matériaux » chorégraphiques, mais aussi comme une manière de « faire œuvre », selon des protocoles de travail ouvrant sur une multiplicité d’actualisations possibles (« tâches », « partitions », protocoles d’improvisation collective). Ces protocoles expérimentaux donnent naissance à des formes ouvertes, non stabilisées, sans cesse à réactualiser ou à réinventer. On s’interrogera sur ce qui fait « œuvre » dans ces nouvelles modalités de création en danse. N’ont-elles pas pour effet le décentrement de l’œuvre vers l’expérimentation et la mise en spectacle de processus de création ? Dans quelles mesures imposent-elles aux danseurs, aux chercheurs, aux historiens, de repenser les modalités de transmission de la danse à travers ses productions ?

On envisagera également le décentrement comme constitutif de l’acte de création et de la construction de l’œuvre. Quel rôle pour le regard porté par l’auteur de l’œuvre sur d’autres modes d’expression artistiques, modernes ou anciens (bande dessinée, cinéma, nouvelles formes de danse, arts plastiques…) ? Comment des pas de côté esthétiques et géographiques (vers d’autres espaces comme vers les cultures antiques) ont-ils été à l’origine d’une évolution des formes et des genres chorégraphiques, par influences et interpénétrations diverses ?

5.      Décentrer le genre

La recherche en danse est de plus en plus attentive à la manière dont les dynamiques de genre ont informé la construction de l’histoire chorégraphique. Les figures de femmes y sont à la fois centrales – au sein d’un art symboliquement associé au féminin depuis le XIXe siècle en Europe – et marginalisées en tant que créatrices indépendantes. En réévaluant des contributions de femmes longtemps ignorées, en mettant en évidence les normes qui ont présidé à la construction différenciée des carrières féminines et masculines, les historien.ne.s s’attaquent aujourd’hui à refonder de manière critique des récits qui ont fondé la compréhension de la danse comme forme scénique et sociale.

Tenir compte de l’androcentrisme, de ses présupposés et de ses conséquences invite à repenser la danse à des périodes et dans des espaces culturels variés, et permet de faire résonner d’autres manières de faire l’histoire de la danse. Comment réintégrer les femmes au travail de l’historien.ne de la danse lorsque leurs œuvres ont disparu ? Quelles pratiques amateures et professionnelles, quelles professions artistiques est-il nécessaire de reconsidérer, et comment tenir compte de l’évolution de la notion même de genre vers des modèles non binaires ? Les propositions portant sur les relectures de trajectoires et de contributions au prisme du genre, permettant de décentrer la perception de périodes, de pratiques et de figures de l’histoire de la danse, sont les bienvenues. 

6.      Décentrer l’expression de l’émotion et du corps

Si la danse est un moyen d’exprimer ses émotions, les conventions sociales dictent souvent la manière de danser en fonction de son genre ou de son statut. La manière dont les émotions peuvent s'exprimer, ou au contraire n'ont pas le droit de s'extérioriser, sont codifiées par les sociétés et les cultures. Ainsi des sociétés qui incitent à exprimer de la gaieté à la mort parce qu'elles valorisent le contrôle des émotions (à Bali, par exemple, où la tristesse est considérée comme dangereuse) : c'est dans cette perspective qu'il faut comprendre l'intégration de la danse à des veillées funèbres ou au cours de funérailles, par exemple en Corée ou chez les Maale d'Ethiopie. Décentrer l'expression des corps, c'est aussi la décentrer dans le temps : de l’Antiquité grecque aux codes du christianisme, les gestuelles et leur sens (rituel, social) demandent à être comprises dans leur complexité.

Par la suite, au cours des époques médiévale et moderne de l’Occident, la danse se détache de plus en plus de la religion et de ses fêtes pour devenir une activité de loisir, codifiée en fonction des différentes couches sociales. La naissance du bal va peu à peu permettre d'exprimer des émotions qui sont de l'ordre de la vie privée. Les évolutions de l’expression des corps hors de l’Occident invitent aussi, dans une optique de décolonisation, à faire intervenir le concept de transfert culturel et à repenser des modes d’expression corporelle pensés à tort comme historiquement dominants.

Le présent colloque pourra donc réfléchir aux nouvelles perspectives offertes aujourd’hui sur la danse comme expression sociale, dont la problématique est renouvelée par celle de l’histoire des émotions et de la sensibilité.

 


[1] En référence à la définition qu’en donne Alain Foix, aux travaux de Marc Lawton et de Dominique Rebaud : Alain Foix, in Philippe Le Moal (dir.), Dictionnaire de la danse, Paris, Larousse, 1999, p. 722.

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